Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article FERIAE LATINAE

FERIAE LATINAE

FERIAE LATINAE. l° Les l'êtes Latines sous la do minationd'Albe. Sur l'origine des Fêtes Latines, les traditions étaient fort nombreuses. Le plus grand nombre, paraît-il, l'attribuaient à Tarquin le Superbe : vainqueur des Latins, les ayant soumis à la suprématie de Rome, il les organisa en une fédération à laquelle il donna ses fêtes, son dieu et son sanctuaire religieux, sur le sommet du mont Albain 1. D'autres faisaient remonter les Fêtes Latines jusqu'à Tarquin l'Ancien 2. Mais des écrivains d'apparence plus hardie les rattachaient aux peuples qu'on appelait « les anciens Latins », Prisai Latini, c'est-à-dire les Latins d'avant la domination romaine : ils disaient qu'elles avaient été instituées par Énée luimême, après la mort du roi Latinus. On allait même parfois plus loin, et on leur donnait comme fondateur le roi mythique du Latium, Faunus 3. Comme tout ce qui a trait à la religion primitive de l'Italie, on peut croire que, de ces traditions, la moins historique et la plus légendaire est la plus vraisemblable : à priori, on peut prêter le plus de créance à celle qui recule le plus loin dans les temps la fondation des Fêtes Latines. Les rares FER 1061 FER documents que nous possédons sur leur histoire primitive confirment cette hypothèse. De tout temps les Fêtes Latines se sont célébrées au sommet du mont Albain : la tradition ne leur connaît point d'autre sanctuaire. Or, si les Tarquins les eussent fondées, ils auraient sans aucun doute choisi comme foyer religieux du Latium la ville dont ils faisaient précisément le centre politique, la ville de Rome ellemême. Pline nous a conservé la liste des peuples qui prenaient part aux plus anciennes Fêtes Latines'. Or, parmi ces peuples se trouvait celui d'Albe, ville entièrement détruite au temps des Tarquins. Et, à côté de cette ville, Pline mentionne un grand nombre de bourgades dont l'histoire ne fait point mention, et qui étaient complètement disparues au temps des tyrans étrusques. Tous ces indices nous montrent clairement que les Fêtes Latines existaient avant l'époque où Rome détruisit Albe et s'empara de la suprématie latine. Ces mêmes indices nous donnent à penser que ces fêtes dataient des temps où c'était Albe qui dominait sur le Latium. C'est près de cette cité que se trouvait le sanctuaire de la fête. Sans doute le dieu auquel il appar tenait s'appelait le Jupiter Latin : mais la montagne sur laquelle le dieu résidait avait pris le nom de mons Albanus 2. Albe avait imposé son nom au centre religieux de la Ligue latine comme sa suzeraineté aux villes qui la composaient. Un merveilleux hasard nous a conservé la. liste de toutes les cités qui participaient, en ces temps reculés, aux Féries Latines. Pline cite, dans son Histoire naturelle, les villes « qui ont disparu du Latium sans laisser aucune trace » : parmi celles-là, voici, dit-il, celles qui sacrifiaient régulièrement sur le mont Albain 3 : Albenses (?) ll7unienses Albani Numinienses Aesolani Olliculani Accienses Octulani Abolani PEDANI BOBETANI Polluscini Cusuetani Sicani CORIOLANI Siselenses h'oretii Tutienses Hortenses (?) Vimitellarii Latinienses Velien ses Longulani (?) Venetulani 1lanates Vitellenses Macra les On fera plusieurs remarques à propos de cette liste. Elle renferme trente et un noms : mais on peut supposer qu'il •y a une erreur chez Pline, et que la liste authentique devait renfermer trente noms seulement'. IV. Les anciens aimaient, surtout dans leurs institutions religieuses, ces chiffres ronds et faciles : d'ailleurs, on sait que le chiffre de 30 a été consacré, à l'époque classique, pour les villes de la Ligue latine. Nous avons déjà dit que toutes ces villes disparurent de très bonne heure. La plupart ne sont même connues que par ce document. Le fait que nous les trouvons là, toutes réunies, et que Pline les donne dans l'ordre alphabétique, permet de croire qu'il les a empruntées à quelque document officiel, soigneusement conservé dans les archives sacrées de la Ligue latine. C'est là peut-être le document le plus ancien que nous possédions de l'histoire de l'Italie : ne serait-il pas du temps des premiers rois ? Ces villes n'étaient d'ailleurs que de simples bourgades, tout au plus des villages fortifiés, analogues à ceux de l'Attique avant Thésée. Elles se trouvaient à peu de distance d'Albe, formant autour d'elle comme une couronne. Albe avait dû les grouper sous sa suprématie, essayant peut-être de s'en attacher la plupart par une sorte de synoikisme semblable à celui que Thésée opéra en Attique. Les Fêtes Latines ont été destinées à célébrer ce groupement, surtout à le sanctionner. Rome n'apparaît point sur cette liste, et je ne crois pas que Pline l'ait supprimée à dessein. Ou bien Rome se rattachait à une autre ligue religieuse, par exemple celle de Lavinium 5, ou peut-être, colonie d'Albe, ses prêtres ou ses représentants prenaient place parmi ceux de sa métropole. Comme on l'a fait remarquer, la Ligue qui célébrait les Fêtes Latines n'embrassait pas tout le pays et tous les peuples que l'époque classique appelait le Latium. Elle était à peu près limitée aux cités qui s'élevaient sur les flancs du massif des monts Albains. Sans aucun doute, d'autres petites ligues semblables, d'autres cultes et d'autres fêtes s'étaient formés dans la plaine, entre le Tibre, la mer et les monts : Lavinium, par exemple, était àcôté d'Albe un autre centre religieux et politique; de même Ardée, Aricie, Rome aussi peut-être'. Mais la ligue la plus importante, la seule peut-être qui portât le cc Nom Latin », nomen Latinum, é tait celle qui célébrait sur le mont Albain les fêtes auxquelles elle donnait son nom. On le voit, les Fêtes Latines nous reportent à ces temps lointains où les bourgades du Latium commencèrent à se grouper autour d'une plus puissante. Toute association humaine avait ses dieux et ses fêtes : les Fêtes Latines furent celles de ce nouvel être social qui fut « le Nom Latin », Elles marquent le moment où les cités s'unissent, où la fédération succède à l'isolement municipal : elles datent du jour précis et reculé où le Latium prit naissance. 2e Les Fêtes Latines sous la domination de Rome. Est-ce à dire qu'il faille refuser toute créance aux textes si précis qui font créer les Fêtes Latines par les Tarquins et-les traiter, comme fait M. Mommsen, de pure légende? Il n'y a, comme dit Niebuhr, de contradiction que dans les apparences. Le mieux est de chercher un moyen de les concilier avec les traditions les plus anciennes. La destruction d'Albe fut peut-être due à une conju 135 Ardeates Aricini Bovillani lo Co rani Carventani* Circeienses Corbintes * Cabani " 11 Fortinenses* 13 Gabini 13 Laurentini * 10 Lanuvini' ° Lavinienses FER 1068 -FER ration des alliés du nom latin contre sa toute-puissance Mais elle n'amena pas la suppression des Fêtes Latines. Tous les auteurs sont d'accord pour nous dire que l'on conserva les temples et les solennités divines dont le peuple albain avait la direction 2. Assez longtemps après la destruction de la ville, Tarquin le Superbe reconstitua l'ancienne Ligue latine mais en lui donnant des proportions beaucoup plus grandes. A la tête, il plaça la ville de Rome. Mais à cette nouvelle ligue il fallait un dieu, un sanctuaire et des fêtes. Or n'était-il pas naturel qu'il prît pour base de la nouvelle société religieuse le vieux culte du Jupiter Latin fondé par Albe et qui lui avait survécu? Sans aucun doute, il ne conserva qu'un nombre infiniment restreint des villes de la ligue primitive. La plupart avait disparu dans les guerres des deux derniers siècles. Mais il inséra à leur place toutes les villes qui commandaient alors dans le Latium, du Tibre aux montagnes de la Sabine et de la mer aux frontières des Volsques. Seulement il conserva le nombre traditionnel de 30, comme le culte du Jupiter du Mont Albain. Les vieilles Fêtes Latines furent le cadre religieux dans lequel Tarquin plaça sa nouvelle ligue politique. Elles lui servirent comme elles avaient servi à Albe, d'instrument de domination. Mais il maintint tout ce qu'il put de l'ancienne religion, le sanctuaire, le nom de la fête, le dieu, et le chiffre de 30 : cela donnàit plus de force à la fédération politique, mais cela déguisait en même temps la suprématie de Rome. Ainsi s'explique que Denys et d'autres aient prétendu que Tarquin, le premier, ait organisé les Fêtes Latines : « Il indiqua un endroit où les villes pourraient tenir l'assemblée commune ; c'était la montagne élevée qui domine la ville d'Albe : elle se trouvait située au centre même des peuples associés. C'est là que chaque année devaient avoir lieu, suivant la loi établie par Tarquin, des fêtes et des sacrifices en l'honneur du Jupiter appelé Latiar » Il y eut bien une loi de Tarquin, et c'est cette loi qui organisa désormais les Fêtes Latines de la domination romaine. Denys ajoute même que Tarquin voulut réunir à la ligue et faire participer aux fêtes les villes des Herniques et des Volsques 5. Deux cités volsques seulement acceptèrent, mais avec elles toutes les villes berniques, « ce qui porta à quarante-sept le chiffre total des villes qui participaient à la fête et aux sacrifices o ». Ainsi, quinze villes herniques et deux villes volsques s'associèrent, sur le mont Albain, aux fêtes célébrées par les trente villes du nom latin 7. A la faveur de la religion, le Nom Latin et l'union politique du pays s'étendaient. Du petit canton albain où le culte du Jupiter Latin s'était d'abord limité, il pénétrait maintenant jusqu'au Tibre et jusqu'à la mer et peut-être est-ce pour cette cause que le nom de Latium s'est appliqué à toute cette région. On pouvait prévoir le moment où les Volsques et les Herniques, associés déjà au culte latin, viendraient se fondre dans la ligue et le nom. La chute des Tarquins et le traité de Spurius Cassius amenèrent une nouvelle organisation des Fêtes et de la Ligue. Elles furent limitées aux trente villes associées qui formaient alors le vrai Latium. En voici la liste, d'après Denys e. [Les capitales indiquent les villes qui se trouvaient déjà dans l'ancienne ligue (Plin. I1I, 68); nous marquons d'un astérique celles qui ne paraissent plus jouir d'une res publica d l'époque classique. Nous indiquons en note Ies textes qui nous montrent ces peuples assistant aux bêtes Latines.] Labicani*'G Nornentani Norbani Praenestini (il onnani) Satri cani * Scaptini* Setini Tiburtini Tusculani Tellenenses Veliterni. La Ligue latine fut dissoute en 338. Mais les Fêtes Latines subsistèrent comme vestige de l'ancienne union. Le même phénomène que nous avons constaté à la chute d'Albe se produisit : on put supprimer la fédération politique ; on ne pouvait toucher au dieu, aux fêtes ni à la société religieuse. Chacune des villes qui composaient la ligue en 338, continua à envoyer des prêtres et des représentants aux jours des Fêtes Latines : et cela, quand bien même elle eût été réduite en municipe de Rome, ou qu'elle ne fût plus qu'un vicus de la campagne romaine. La ville n'existait pas toujours comme cité, comme unité politique, res publica : elle avait cependant ses prêtres pour officier aux fêtes traditionnelles. Cicéron nous dit qu'il était parfois fort difficile de trouver, pour représenter ces anciennes villes disparues, des citoyens qui en fussent originaires" : c'étaient de véritables « bourgs pourris » que la religion conservait, comme la tradition politique conservait ceux de l'Angleterre. Ainsi, le peuple des Cabenses ou Cavenses, qui occupait le mont Albain lui-même, était parmi les signataires du traité de Sp. Cassius '$. Il n'a plus, à l'époque classique, ni indépendance ni individualité administrative : c'est un simple locus 19. Et cependant, il a encore, pour les jours des Fêtes Latines, ses prêtres : sacerdoces Cabenses Feriarum Latinarum montis Albani, disent les inscriptions 20 FER -1069 FER 3° Importance des Fêtes Latines. Nous connaissons assez bien la manière dont les Fêtes Latines étaient célébrées du jour où les magistrats de Rome en prirént la direction. Elles devinrent, en effet, un des actes religieux les plus importants de la vie publique, un de ceux dont semblaient dépendre les destinées de l'État. Le principal crime que l'on fit à Flaminius en 218 fut de les avoir oubliées : il est fort probable que Tite-Live se trompe en lui adressant ce reproche et que Flaminius n'avait pu commettre une omission aussi difficile à comprendre qu'à expier. Flaminius a bien célébré les Fêtes Latines 2 : mais la gravité que l'historien latin donne à ce grief montre celle que de son temps on eût encore donnée à la faute. Et de fait, en 43, on blâma fortement les consuls Hirtius et Pansa d'avoir quitté Rome avant la célébration des Fêtes Latines 3. Chaque année, sur des Fastes gardés dans le sanctuaire du mont Albain, on inscrivait le nom des magistrats qui avaient présidé aux fêtes et le jour auquel elles avaient eu lieu. Nous avons conservé une partie de ces Fastes, reconstitués et gravés sous l'empereur Auguste : on y voit avec quel soin l'État romain veillait à ce que les fêtes fussent observées régulièrement, et toujours conformément aux rites4. Y avait-il eu quelque infraction au rituel, il fallait recommencer la fête. En 396, les tribuns militaires, qui gouvernaient en ce temps-là avec l'autorité consulaire, ne « conçurent » pas les Fêtes Latines suivant les prescriptions consacrées'. On les obligea à abdiquer et de nouveaux magistrats furent élus pour apaiser le dieu du Latium et renouveler, instaurare, les Fêtes Latines. Il est vrai qu'à cette époque de foi profonde, les Fêtes Latines, qui donnaient la sanction religieuse à l'union du Latium sous les lois de Rome, avaient une importance politique toute particulière. Mais ces scrupules subsistèrent alors même qu'elles pouvaient ne paraître qu'une tradition religieuse. Voici des faits qui sont postérieurs à la suppression de la Ligue latine. En sacri. fiant, le magistrat de Lanuvium avait oublié la prière qu'il devait au peuple romain des Quirites. Ce fut, dit Tite-Live, une faute contre la religion. Un rapport fut adressé au sénat ; le sénat le fit suivre au collège des Pontifes : les Pontifes décidèrent que les Fêtes Latines n'avaient pas eu lieu conformément aux rites, et qu'il y avait motif à les restaurer. Les habitants de Lanuvium, qui avaient été la cause de cette restauration, eurent à faire les frais des victimes nouvelles s. Un autre jour, ce sont les délégués d'Ardée qui se plaignent au sénat de ce qu'ils n'ont pas reçu leur part de la chair de la victime. Un décret des Pontifes ordonne qu'il faut recommencer la fêtez. Un autre jour encore, un orage empêche les magistrats d'observer tous les détails de la solennité : les Pontifes interviennent et réclament une restauration des fêtes 8. On a peine à croire que, dans les derniers temps de la République, Rome, si volontiers oublieuse des anciennes traditions, ait attaché un tel prix aux Fêtes Latines, si elles ne comportaient pas quelque intérêt politique. On serait tenté d'établir quelque lien entre elles et ces alliés de « Nom Latin », qui étaient devenus alors une des formes de la domination romaine; mais aucun texte ne permet d'appuyer cette assertion. Tout au plus savons-nous que les magistrats des villes du Vieux Latium étaient tenus, dans ces fêtes, de prier pour le peuple romain, Populo Romano Quiritium, et il est permis de croire que c'était un des détails de la fête auxquels les Romains tenaient le plus. 4° Epoque et durée de la fête. Les Fêtes avaient lieu chaque années, à une date fixée par les magistrats romains en charge. Aussi les grammairiens latins les rangent-ils parmi les fêtes « conçues », feriae conceptivae "0. Telle était leur importance que l'on regardait comme la première affaire du consul de régler avec le sénat et d'annoncer par un édit le jour des Fêtes Latines ". Aucun intérêt politique, si grave qu'il fût, guerre ou voyage, ne pouvait en empêcher la célébration. Ces fêtes étant chose divine primaient toutes affaires humaines. Dès leur entrée en charge et souvent dès le premier jour où ils convoquaient le sénat, les consuls établissaient la date des fêtes; ils les annonçaient d'ordinaire pour les premières semaines de leur gouvernement, de manière à ce que rien ne vînt en entraver la célébration. En règle avec les dieux de Rome, ils avaient hâte de s'y mettre avec les dieux associés du Latium. Le premier jour où Paul-Émile réunit le sénat, il annonça que les Fêtes Latines auraient lieu la veille des ides d'avril 'a : or les consuls entrèrent en charge, cette année (en 168), aux ides de mars. Il est vrai que Paul-Émile va partir pour la guerre de Macédoine et que rien ne doit le retenir à Rome. Mais l'usage de faire de la proclamation des Fêtes Latines le premier acte du consulat demeura constant à Rome, et les troubles des guerres civiles firent rarement oublier aux consuls leur devoir envers le Jupiter Latin. « Nous avons, dit Cicéron des magistrats de l'an 50, des consuls singulièrement actifs : ils n'ont encore proposé aucun sénatus-consulte si ce n'est sur les Fêtes Latines 13. » En 49, César revient à Rome après la prise de Marseille. A coup sûr, ce fut le moment le plus critique et la période la plus occupée de sa vie. Il ne put passer que onze jours dans la ville avant de partir pour l'Orient : mais, parmi tous ses soins, il dut réserver au moins une journée pour les Fêtes Latines La date des Fêtes Latines a dû varier suivant celle où les consuls entraient en charge. En 449 les consuls entrèrent en charge le 13 décembre : les Fêtes Latines eurent lieu le 10 janvier". Pendant la seconde guerre Punique, l'année consulaire commençait au 15 mars : les consuls se rendaient au mont Albain en avril ou en mai 15. Mais dès lors, et même lorsque l'entrée des consuls eût été fixée au ter janvier, il demeura de règle 17, sauf les cas d'urgence où on les avançait en mars ou même en février, de les placer dans les mois de mai ou de FER 1070 FER juin'. Dion remarque que les Fêtes de 42, que les triumvirs célébrèrent en automne, eurent lieu à un moment inusité 2. Les Fêtes duraient trois jours, au moins dans les derniers temps de la république. D'après une tradition que rapporte Denys, les Fêtes n'auraient duré qu'un jour au temps des Tarquins. Le peuple romain en aurait ajouté un second après la chute de la royauté, et même un troisième au temps de la sécession3. Il est possible qu'il n'y ait pas à rejeter tout à fait cette tradition et qu'à l'époque où la ligue latine fut réorganisée par le traité de Spurius Cassius, deux nouveaux jours de fête aiént été ajoutés à la journée primitive. De ces trois jours le dernier était la journée de la fête proprement dite : c'était celui qui annonçait l'édit du consul, et c'était celui qui portait spécialement le nom de « Latines », Latinae ou Latiar Aussi l'inscrivait-on seul sur les Fastes des Fêtes Latines, conservés dans le temple du mont Albain. 5° Le culte de Jupiter Latin. -Les jours des Fêtes Latines appartenaient au dieu du Latium, Jupiter Latiaris-5 ou Latius °. Ce Jupiter résidait sur le mont Albain, la plus haute montagne et le centre consacré du Vieux Latium. Comme la plupart des diyinités de hautes montagnes, celle du mont Albain portait donc à l'époque classique le nom de Jupiter. Il le prit, sans aucun doute, de fort bonne heure : « C'est un dieu des plus anciens que Jupiter Latiar », disait Servius'. Une tradition voulait qu'il ne fût autre que le roi Latinus lui-même : par quoi il faut peut-être entendre que la Divinité fut créée et reçut son nom de Latiaris le jour où la ligue qui la desservit se fonda et prit elle-même le nom de Latium 8. Cela est d'autant plus vraisemblable que la divinité n'a pas le même nom que la montagne : celle-ci est le mont Albain ; celle-là est le Jupiter Latin. Ce dernier nom est postérieur au premier, comme la ligue latine est plus récente que la cité albaine. Albe offrit l'hospitalité de sa montagne au dieu de la ligue qu'elle présidait. La domination étrusque, qui fit beaucoup pour Jupiter, ne paraît donc pas cependant lui avoir donné le mont Albain. En tout cas, elle lui éleva un temple sur le sommet : c'est Denys qui l'affirme', et on peut le croire à ce sujet. On a trouvé, des temps classiques, assez de ruines sur le mont Albain pour refaire le plan du sanctuaire i0 : Jupiter y avait sa statue ". D'autres dieux avaient aussi leur temple" sur la montagne et on a rencontré bon nombre de débris, quelques-uns fort anciens, des ex-voto qui devaient encombrer les parois et l'intérieur des sanctuaires 13. Un flamine, flamen Dialis, était peut-être attaché spécialement au service du dieui6; un curateur, curator aedis sacrae, avait l'administration du temple ". On a dit qu'au-dessus d'eux, des magistrats quatuorvirs du mont Albain, quatuuorviri lilontis Albani, possédaient une sorte d'autorité suprême sur la montagne sacrée 1°. On n'en sait trop rien et l'inscription qui les mentionne est une invention de Ligorio, mais il serait possible que le mont Albain formât une organisation politique distincte, analogue aux papi des cités municipales de l'Italie ou de la province ". Mais le culte du Jupiter Latin ne s'était pas plus limité au mont Albain que celui du Jupiter Très Bon et Très Grand ne s'était borné au mont Capitolin. Rome lui avait donné place dans la Ville même. Elle avait donné à une de ses collines le nom de collis Latiaris 18. Elle avait son temple et sa statue de Jupiter Latin", auxquelles elle rendit jusque dans les derniers temps de l'empire des hommages continus. Mais en dehors même de Rome et des cités associées aux Fêtes Latines, le Jupiter Latiar a ses adorateurs. Il y a à Pesaro un collège des dévots du Jupiter Latin, cultores Jovis Latii 20. On peut remarquer que, parmi les princes qui ont gouverné Rome, deux paraissent avoir eu en estime particulière le culte de Jupiter Albain. Jules César l'adore et le prie avec une ferveur au moins apparente". Caligula se fit appeler Jupiter Latiaris". Est-ce un effet du hasard"? Mais il se trouve que ces deux princes sont parmi ceux qui ont le plus favorisé les provinciaux et l'extension du droit latin ou de la cité romaine. Du reste, Jupiter Latin semble venir immédiatement après Jupiter Capitolin parmi les dieux protecteurs de l'État, et, comme auraient dit les Romains « propagateurs de l'empire ». Avant de partir pour la guerre contre Pompée, César invoque tour à tour le Jupiter du Capitole, le Jupiter du Latium, Vesta et la déesse Rome". Les auspices, disait-on à Rome, sont inséparables de deux cérémonies, le sacrifice sur le mont Albain, les voeux sur le Capitole 25. Qu'une victoire éclatante vienne favoriser les armes de Rome et accroître son empire, on accorde à Jupiter Latin des fêtes extraordinaires 26. Après la victoire de Paul-Émile sur Persée, on décida que les Fêtes Latines seraient célébrées à nouveau 27. Après les glorieux succès de Drusus sur les Germains, on promit de renouveler à Jupiter les Fêtes Latines". Ceux des FER 1071 FER généraux romains qui n'obtenaient pas de triompher sur le mont Capitolin, se contentaient de célébrer leur victoire sur le mont Albain ; tel fut le cas du consul Papirius Maso en 231 1, de Caius Cicereius en 172 2, de Claudius Marcellus 3. Dans la religion d'État des Romains, il semblerait que le Jupiter du mont Albain fût comme l'allié en sous-ordre du Jupiter du Capitole : ainsi, dans l'association qui formait l'empire, les alliés du Nom Latin venaient immédiatement après le peuple romain des Quirites. On pourrait dire qu'il était le dieu des alliés comme le Jupiter Capitolin était celui des maîtres. 6° Par qui les fêtes étaient-elles célébrées? Les Fêtes Latines étaient essentiellement des fêtes publiques. On pourrait dire qu'elles étaient des sacra pro Latio Nomine, de la même manière que les fêtes à Jupiter du Capitole étaient des sacra pro Romano populo. Dans ces Fêtes Latines, dit Denys, « ce sont tous les magistrats de Rome qui sacrifient publiquement à Jupiter pour la nation des Latins », xotviy iarlp rov Aatifvcov iOvouç Oua(av 4. Il est certain que tous les magistrats de Rome devaient assister à ce sacrifice. Denys et Strabon le remarquent nettement'. Les préteurs, les tribuns de la plèbe eux-mêmes prenaient part à la fête Et pour que la ville de Rome ne restât point sans magistrat, ne urbs sine imperio foret, les consuls confiaient leur pouvoir à un préfet 7 : comme il ne gouvernait Rome que pendant la durée des Fêtes Latines, on l'appelait praefectus Urbi Feriarum Latinarum, ou simplement praefectus Feriarum Latinarum 8. Toutefois la présence des deux consuls sur le mont Albain n'était pas indispensable, quoiqu'elle fût de règle : un seul pouvait suffire à l'accomplissement des sacrifices. Paul-Émile était encore en Macédoine en 168, quand son collègue renouvela les Fêtes Latines 9. Nous voyons par les Fastes du mont Albain qu'Auguste consul a été parfois empêché de diriger la fête : en 27, la maladie l'a retenu, imperator valetudine impeditus fuit10. Au cas où, pour un motif quelconque, les consuls ne pouvaient se rendre sur le mont Albain, un dictateur était nommé par Rome pour présider à la fête, dictator Feriarum Latinarum causa". Il est probable que la présence des magistrats municipaux de toutes les villes du vieux Latium fut exigée de même, au moins jusqu'aux derniers temps de la république. Un texte de Tite-Live nous montre sur le mont Albain « le magistrat de Lanuvium 12 »; ailleurs, il est question chez le même auteur des « délégués d'Ardée 13» ou « des habitants de Laurentum 11 ». Lavicum, Bovilles, Gabies envoyaient encore leurs délégués au temps de Cicéron. Avec quel soin on veillait à ce que chaque ville fût représentée, c'est ce qui ressort d'un passage de Cicéron : il faut parfois chercher longuement dans certaines villes, dit l'orateur romain, pour trouver un délégué qui les représente aux Fêtes Latineslb. Quelques-unes de ces villes, désertes et déchues de leur rang de cité, n'avaient plus de magistrats réguliers. II semble que, dans ce cas, les représentants des anciennes cités portassent simplement le nom de « prêtres ». Caba avait été une des trente villes latines : sous l'empire, elle n'a plus de magistrats pour célébrer les fêtes, mais elle y est toujours figurée par ses prêtres, les sacerdofes Cabenses, dont on peut suivre l'existence jusqu'au milieu du III° siècle de l'ère chrétienne". Mais à la suite des magistrats, une ngmbreuse foule venait à ces fêtes de tout le Latium, de Rome et des villes latines, hommes, femmes17, esclaves i8, ce qui leur donnait, à côté de leur caractère officiel et solennel, un côté populaire et vivant. Aussi peu de fêtes, dans l'ancienne Italie, se présentaient avec une apparence aussi grandiose, formaient un épisode aussi complet. 7° Les sacra des Fêtes Latines. Les Fêtes Latines se composaient de deux parties bien distinctes : 1° Les deux premiers jours étaient consacrés à la fête populaire. Celle-ci consistait presque .uniquement en de joyeuses réunions dans les bois qui couvraient le sommet de la haute montagne. Pendant ces réunions on suspendait aux branches d'arbres des balançoires [oscILLA], sur lesquelles s'amusaient les assistants i9. Ce rite bizarre des balançoires ne se rencontre à Rome que dans les fêtes, également populaires, des ARGEI ou des CouPITALIA. Les anciens se semblaient d'accord pour admettre que ces corps balancés dans les airs étaient les simulacres des victimes humaines qu'on offrait primitivement aux dieux, disaient-ils, lors de ces fêtes, et les modernes ont jusqu'ici accepté cette théorie. Peut-être la ligue latine immolait-elle, en effet, quelques victimes humaines, captifs qu'elle avait faits ou otages que les villes s'étaient donnés pour cimenter leur alliance. Une chose paraît en tout cas certaine, c'est que le rite des oscilla est, comme tant de détails des fêtes, un rite de purification. L'air, par son frottement continu, purifiait l'homme qui se balançait, ou la victime dont il tenait lieu. On peut croire que les Latins se débarrassaient ainsi de la souillure résultant des combats et des luttes, et se préparaient à paraître, le jour du sacrifice, purs devant la divinité". 2° Le troisième jour était, en effet, le jour du sacrifice, jour de la fête publique, et le vrai jour du Jupiter Latin. La fête elle-même comprenait deux parties. D'abord, sans doute, une pompe solennelle, conduite par les magistrats des villes, se déroulait sur les flancs de la montagne et amenait devant l'autel de Jupiter l'animal du FER -1472FER sacrifice : c'était un taureau blanc, acheté à frais communs par les villes alliées 1. Le consul de Rome, en sa qualité de chef ou d'imperator de la ligue, immolait la victime 2. Les entrailles brûlées s'en allaient à Jupiter. Mais la chair du taureau était partagée, et chaque part donnée à un représentant d'une ville confédérée. Chaque cité devait recevoir ainsi un lambeau de la chair sacrée 3. Cette distribution était peut-être l'acte essentiel de la cérémonie, le détail principal du rituel : il fallait recommencer le sacrifice, si elle avait été mal faite'. Recevoir une part de la victime signifiait qu'on avait le droit de participer à la Fête ',et pour parler des membres de l'ancienne confédération latine, Pline dit : « Les peuples qui recevaient la chair du taureau sur le mont Albain », populi soliti carnem accipere s. La part du taureau était dans la ligue latine ce qu'était la jouissance d'une voix dans l'Amphictyonie de Delphes 7. Dans la seconde partie de la fête de ce jour, les délégués de chaque ville latine agissaient individuellement. Le taureau était offert au dieu par le Latium, en communs ; chaque cité présentait ensuite à Jupiter, par l'intermédiaire de ses magistrats, ses offrandes particulières Celles-ci envoyaient du lait, des fromages, des aliments quelconques : c'étaient sans doute les bourgades les plus pauvres10; d'autres, du poisson, qu'on remplaça plus tard par du bronze 11 ; d'autres, plus riches, des agneaux" Puis, la fête redevenait gaie et populaire. On donnait de grands festins, où se mangeaient les restes des victimes 13. Enfin, à la nuit tombante, un feu était allumé au sommet de la montagne, et la flamme avertissait le Latium tout entier, que les Fêtes de la ligue avaient pris fin, Il est probable qu'il y avait, ce même jour, dans toutes les villes du Latium, des fêtes publiques particulières. A Rome, en tout cas, des jeux se célébraient, au moins à l'époque impériale " : des quadriges couraient au Capitoles" ; il y eut aussi peut-être des chasses et des combats de gladiateurs". Mais ce qui surtout caractérisait les jours latins à Rome, c'est qu'on immolait un bestiaire ou un criminel devant la statue de Jupiter, et qu'on l'arrosait de son sang" : Les chrétiens ne cessèrent de s'élever contre ce sacrifice humain, qui dura, semble-t-il, jusqu'au Ive siècle. De tous les dieux de l'Italie, le Jupiter du Latium fut donc celui qui aimait le plus les victimes humaines, et qui en demanda le plus longtemps. 8° Caractère des Fêtes Latines. Les jours des Fêtes Latines étaient jours de paix pour toutes les villes du nom latin. Étaient-elles en guerre les unes contre les autres, les Fêtes, paraît-il, se célébraient quand même : les peuples faisaient une sorte de « trêve de Dieu" » qui leur permît de se réunir sur le mont Albain et de ne point priver le dieu de la victime qui lui était due. Qui sait même si ces simulacres de victimes humaines ne servaient pas à remplacer ou à simuler les combattants qui, les autres jours, tombaient sur les champs de bataille, offerts par l'ennemi comme offrandes à son dieu ? Non seulement les cités oubliaient' leur haine, mais les hommes oubliaient un instant les barrières infranchissables que la naissance mettait entre les classes : esclaves et maîtres prenaient, semble-t-il, la même part aux fêtes populaires des deux premiers jours". Il serait curieux de savoir de quelle manière étaient célébrées les Fêtes, les années où Rome était en guerre avec le Latium : mais les historiens se taisent tous làdessus. En tout cas, les Fêtes avaient lieu : si divisées que fussent les villes, elles avaient au moins, pendant ces tristes jours, le souvenir de leur origine commune et la conscience de leur union religieuse. Oubliant leurs rivalités, les habitants et les magistrats se réunissaient autour de l'autel du dieu qui portait leur nom. Sur ces hauteurs, où les chefs mêmes des cités conduisaient les Latins vers le Jupiter de leur race, la solennité de la nature venait se joindre aux solennités humaines pour imprégner les âmes du sentiment religieux et les rapprocher encore de la divinité. Les hommes rapportaient de ce spectacle des souvenirs d'émotion commune qui étaient les meilleures garanties de l'union future. Il n'y a pas dans la société moderne, il n'y eut peut-être pas dans le moyen âge, des fêtes d'un caractère plus pittoresque et de plus d'ampleur religieuse. Dans les temps où Rome et leLatium vivaient en parfaite union, les Fêtes Latines avaient une importance particulière pour cimenter, plus encore que cette union, la domination de Rome sur les villes confédérées. On entrevoit, dans le rituel de la fête publique, deux prières bien distinctes. En immolant le taureau, victime commune du Latium à Jupiter, le consul romain priait pour la nation latine 2»). Mais, quelques instants après, en immolant leurs victimes particulières, chaque ville devait prier aussi « pour le peuple romain des Quirites »; et, si cette prière était omise par une seule cité, il fallait recommencer toute la fête 23. Ainsi, cette double prière sanctionnait à la fois l'union du monde latin, et son union sous les lois de Rome ; et, quand la fédération politique disparut, ces deux noms du Latium et de Rome n'en demeurèrent pas moins unis dans le rituel des fêtes, ainsi qu'ils l'étaient dans l'organisation politique du monde romain. FER --. 1073 -FER 9° La fin des Fêles Latines. L'empire ne changea rien aux Fêtes Latines pas plus qu'il ne toucha au Nom Latin. Il observa les unes avec le même soin qu'il chercha à étendre l'autre. Peut-être Auguste restaura-t-il le temple du mont Albain ; sans doute il fit reconstituer les Fastes des Fêtes, et, quand il reçut le consulat, il accomplit volontiers lui-même les cérémonies latines. Ses successeurs l'imitèrent peut-être. En tout cas, les textes sont assez nombreux pour nous montrer la continuation des Fêtes Latines sous tous les régimes 1. Le Ive siècle lui-même paraît n'avoir point touché aux Fêtes Latines. Les textes des écrivains de ce temps nous les montrent célébrées encore avec la même solennité 2. En 394, le consul Virius Nicomachus Flavianus, un des derniers chefs du paganisme romain, alla, dit-on, célébrer les Fêtes Latines et demander secours contre Théodose à l'antique Jupiter du mont Albain, La réponse de Théodose victorieux à Jupiter fut sans doute la suppression des Fêtes Latines. Elles étaient chose morte vers l'an 400'. Ce serait une étude intéressante à faire que de rechercher s'il resta au moyen àge un souvenir du Jupiter Latin et de ses fêtes douze fois séculaires sur le sommet du Monte Cavo. C. JULLIXN.